Sonate pour un vertige
Pulsions Scopiques
par Emmanuelle Roué
Avez-vous déjà lu la délicieuse Emmanuelle Roué ? Quoi ? Ignorez-vous de qui je parle ? Dépêchez-vous dans ce cas de consulter De la béatitude des lanières, avant que je ne sorte ma cravache pour punir un tel manquement à la culture BDSM ! Mieux encore, sautez mes balbutiements et engloutissez plutôt Sans Filtre directement ou, si vous vous sentez l’âme joueuse, gobez le non moins excellent Pulsions Scopiques.
La revue présente traite justement de ce dernier livre. Le deuxième terme de son titre m’a immédiatement intrigué. Car plus on se rapproche du tombeau, moins il est courant de tomber sur un mot jamais croisé auparavant. L’obscurité du vocable scopique me semble toutefois suffisante pour pouvoir confesser sans honte en devoir la découverte à Mademoiselle Roué. Les dieux digitaux de Wikipédia expliquent que l’adjectif « scopique » relève du domaine de la psychanalyse, et qu’il se réfère à
une pulsion qui met en scène la dialectique entre regarder et être regardé, en particulier lors du développement de la phase du miroir.
Ne désespérez pas si, comme moi, vous vous sentez complètement largués par l’aspect « phase du miroir » de cette définition, car l’essence d’une pulsion scopique semble, heureusement pour les branques de la psychologie dans mon genre, plutôt résider dans le couple exhibition/voyeurisme que le terme implique. Nous y reviendrons.
Avant de plonger plus en avant dans la prose orgiaque de Mademoiselle Roué, voici ma désormais traditionnelle liste de mots extraits de sa première page :
- printemps
- torpeur
- frimas
- sensorielle
- libido
- esclave
- sens
- âme
- sexe
- fascination
- nature
- poursuivent
Si une langueur lubrique transparaît clairement entre les sèves encore jeunes du printemps dans cette entrée en matière, elle reste chaste comparée à l’histoire merveilleusement perverse et labyrinthique qu’Emmanuelle Roué y tresse.
L’auteur nous offre en effet un récit composé d’une petite constellation de sentiers différents, menant tous à leur fin propre. Le lecteur se voit libre de cheminer sur ceux qui attirent le plus son regard et peut ainsi choisir à sa guise la tournure que prendra l’après-midi érotique du couple de personnages principaux, formé par Estelle et son compagnon Morgan.
Grâce à cette structure tentaculaire, Mademoiselle Roué permet à son lectorat d’explorer toutes les facettes possibles de la rencontre fortuite qui fera se télescoper Morgan et Estelle avec un groupe de trois hommes lubriques aussi amateurs – au gré des trames suivies – de vits que de vulves, sans oublier bien sûr les culs. Ils se montreront parfois tendres, parfois sadiques, mais systématiquement prêts à tout pour contenter leurs partenaires d’opportunités cochonnes.
Pulsions Scopiques radicalise aussi largement la tendance déjà présente en germe dans Sans Filtre qu’a l’auteur de faire valser plusieurs voix radicalement différentes les unes avec les autres. Emmanuelle Roué parvient ainsi à ajouter une épaisseur tout à fait jouissive aux fleurs d’encre sensuelles qu’elle fait éclore au fil des pages avec un savoir-faire consommé.
Et c’est précisément cette cérébralité profonde qui donne un intérêt tout particulier à ce livre. Car au-delà de son premier niveau immédiatement apparent et fait d’une mixture explosive de caudaulisme, d’orgies diverses et variées, et de sexe entre hommes, Pulsions Scopique décortique également au scalpel les liens invisibles, je dirais même les ligaments d’amour virginal, qui unissent le cœur et l’âme d’Estelle à ceux de Morgan.
On dit souvent que sous le sexe se cache l’amour, mais Mademoiselle Roué enseigne avec doigté et maestria la fausseté de cette distinction. Il m’est devenu incontestable avec chaque nouvelle page de Pulsions Scopiques tournée que sexe et amour ne constituaient rien d’autre que deux des nombreuses facettes d’un indéfini bien plus haut, mais aussi plus sombre et guttural.
Il faut se rappeler que la scopie implique le regard. L’œil posé sur l’autre alors qu’il jouit d’une part, mais aussi, d’autre part, les prunelles brûlantes de cet autre sur soi alors qu’on le fait souffrir, transpirer tous ses désirs par des tortures douces ou des trahisons aussi bien comprises que partagées.
Voilà…partage : le terme est enfin sorti de la loterie bordélique qui hante ma cervelle. Tout en matière de plaisir, et même d’existence d’ailleurs, n’est finalement qu’une question de division entre deux ou plusieurs êtres. Si Estelle, Morgan, et les trois porcs qui les usinent par chaque orifice toute honte bue sont certes des êtres séparés les uns des autres, ils s’aiguisent par contre en une seule et même entité pulsante de jus d’amour par la puissance souveraine et conjuguée de l’exhibition et du matage en règle auxquels ils s’abandonnent tous.
En un mot comme en mille, c’est parce qu’ils sont regardés que les gestes de ces cinq petits pervers prennent du sens. Je dirais même qu’ils ne jouissent et ne souffrent tous que par la reconnaissance dont ils font preuve les uns envers les autres. On pourrait pousser la logique jusqu’à affirmer que le rinçage de l’œil des lecteurs eux-mêmes leur attribue encore un surplus d’âme.
Le style que Mademoiselle Roué attribue à chaque personnage le confirme d’ailleurs. Tous à leur manière cherchent, même lorsqu’il les nient par ailleurs à dessein pour augmenter leur jouissance, à pénétrer et à comprendre les pensées de celui ou de celle qu’ils font jubiler et gémir. C’est pourquoi même l’enculage à sec prend une tonalité presque émotionnelle dans ce roman. Plus Morgan et plus Estelle se font abuser corporellement, plus les dégradations subies les souillent, et plus ils s’aiment intensément ! Car c’est dans ces instants pleins de honte qu’ils parviennent enfin à s’observer avec les clartés malsaines les plus pures, malgré la fange lubrique dans laquelle ils baignent jusqu’au groin.
J’ai trouvé une confirmation supplémentaire de cette interprétation dans les ultimes voies ouvertes par Pulsions Scopiques. Plus focalisées sur les relations BDSM au sens strict, ces-dernières montrent avec une limpidité rare la mécanique affectueuse et sexuelle qui cimente Morgan à Estelle, ou l’inverse. Mademoiselle Roué y revient sur le Mind Fuck, concept absolument central, si ce n’est but absolu, des relations sadiques et masochistes.
Sauf que j’ai réalisé avec ce livre, élément que j’avais peut-être raté dans Sans Filtre, que cette fameuse déstructuration de l’esprit tant recherchée en BDSM, ce frisson qui naît aux frontières troubles entre la peine et l’extase, pouvait être atteint non seulement par les sévices que le supplicié subit, mais aussi par l’observation attentive que son bourreau en effectue.
Si vous voulez en savoir plus au sujet de la torture pour le plaisir et des magnificences obscènes que promettent parfois les clairières au printemps, n’hésitez pas à vous mettre en chasse des innombrables réverbérations vicieuses qui agitent les feuilles de Pulsions Scopiques !
Mademoiselle Roué nous offre une véritable sonate pour un vertige avec ce deuxième livre. Merci à elle.
Note à mes lecteurs : J’ai décidé d’agrémenter désormais mes revues par un paragraphe marquant de l’œuvre traitée murmuré par mes soins. Ci-dessous, celui que j’ai tiré de Pulsions Scopiques.