De la béatitude des lanières
Sans Filtre
par Emmanuelle Roué
J’hésite entre les termes fœtus et puceau pour décrire mon statut littéraire actuel. Car ma première nouvelle vient d’être éditée ce début novembre, et que j’ai par ailleurs un bouquin en gestation pour 2024. Je dois leur sortie à l’excellent Jean-Marc Jugant, capitaine de l’Amour des Maux. Au vu des choses délicates, érotiques et douloureuses que je m’évertue à rédiger, sa maison semblait faite pour moi. J’invite d’ailleurs tous les lecteurs que la sensualité et/ou le hard avec du sens intéresse à découvrir sans délai les fameux maux en question. Vous trouverez à n’en point douter bien des raisons de les adorer.
En tant qu’auteur novice, j’ai pour ma part décidé de lire tous mes collègues coédités dès la signature mon contrat. Tout écrivain qui se respecte, et dont la maison d’édition reste à échelle humaine bien entendu, devrait en faire autant. Lire, toutefois, ne me suffit pas. Car on oublie bien trop vite les pages que l’on a dévorées sans soi-même rédiger quelques mots à leur propos.
C’est pourquoi j’inaugure une série de réflexions sur les ouvrages de mes confrères avec cette entrée. Certains jugeront mon entreprise peu objective. Vrai, mais je pense que cela ne pose aucun problème. Car nous possédons tous notre point de vue. L’essentiel consiste simplement à expliquer honnêtement «d’où l’on parle», comme dirait l’autre. Puisque vous connaissez désormais mon biais, commençons sans attendre.
Emmanuelle Roué nous offre une plongée extrêmement affriolante dans l’univers du BDSM avec Sans Filtre. Pour la petite histoire, j’effleure moi-même ce sujet dans quelques uns des aphorismes de mon prochain bouquin sous l’angle de l’ikébana (arrangement floral japonais). L’ouvrage de Mademoiselle Roué ne pouvait donc que m’intriguer.
Fidèle à une méthode apprise chez un professeur de littérature classique de Tokyo, je commence toujours ma lecture par quelques mots-clés glanés sur la première page de l’objet que j’étudie. Dans le cas présent, j’en ai retenu cinq (deux verbes, un adjectif, et deux substantifs féminins) :
- trottiner
- sourire
- vertigineux
- sensation
- confiance
Je pourrais presque m’arrêter avec cette liste tant elle résume correctement le livre de Mademoiselle Roué. Chaque mot de cet ouvrage au style très direct claque sur les pupilles du lecteur comme un coup de cravache ou de paddle (on apprend beaucoup de termes du genre au fil des pages) fait frémir la peau meurtrie des fesses d’une soumise extasiée.
Huit chapitres sans chronologie apparente nous permettent d’assister à diverses scènes de domination et de soumission, tant à deux participants qu’à plusieurs. Mademoiselle Roué ne se contente toutefois pas simplement de nous livrer un texte turgescent d’excitation et très cru. Elle nous explique également, par de petites touches sado-masochistes parfaitement dosées, les nombreux mécanismes physiologiques et psychologiques à l’œuvre au cours de ces sessions torrides.
J’ai été particulièrement marqué par la façon brillante et claire avec laquelle l’auteur nous fait comprendre le dérèglement du cerveau – ou des sens, comme dirait Rimbaud – que la relation entre un maître sadique et son esclave soumise sécrète. Mademoiselle Roué dévoile très progressivement comment les rivières de la douleur et du plaisir se rejoignent pour finir par se magnifier mutuellement en un feu d’artifice tout-à-fait irrésistible.
Toutefois, Il ne se dégage aucune froideur du texte. On pourrait imaginer les mots durs comme des barres d’entrave ou des pinces à tétons, mais non : mademoiselle Roué parvient à insinuer subtilement, presque de manière imperceptible, le véritable cœur amoureux de la relation dominant-dominé se dissimulant en général sous les diverses pratiques extrêmes de recherche du plaisir. Tout l’enjeu du BDSM consiste à se faire du mal précisément parce qu’on se veut du bien. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que j’ai trouvé une certaine luminosité et beaucoup de chaleur paradoxale dans Sans Filtre.
Se pourrait-il qu’on y sente affleurer de l’amour pur entre deux coups de fouet ? Je vous laisse juges.
Mademoiselle Roué nous joue également un autre tour très agréable en alternant habilement les points de vue à divers tournants du texte. Cette technique littéraire permet aux lecteurs de mieux cerner les différences entre l’esprit d’un sadique, celui d’un dominé, et celui d’un switch. Voici encore un terme dont vous découvrirez la signification en lisant ce livre merveilleusement paradoxal. Piquant au point d’en devenir aérien, l’ouvrage de Mademoiselle Roué brûle aussi de sexe jusqu’à devenir authentiquement romantique. N’hésitez donc pas à venir vous y repaître à l’envi de peaux lacérées et de cœurs en éclosion.