De l’âme des gourgandines
Les Nuits jaunes
par Sabrina Paladino
Si il fallait prouver l’étendue prodigieuse de la synonymie en langue française, peu de termes conviendraient mieux que celui de « prostituée » tant il existe de mots différents pour désigner cette activité souvent qualifiée de plus vieille du monde.
Sabrina Paladino se propose d’aborder dans Les Nuits jaunes un aspect clairement circonscrit du phénomène. Elle rapporte en effet sous forme romanesque un travail de recherche de longue haleine à propos de ce que notre époque si friande de verbiage appelle désormais les TDS (travailleuses du sexe).
Il n’est pas inutile de préciser en préambule que le livre de Mademoiselle Paladino prend pour contexte les bordels helvétiques (qui sont légaux) et se focalise sur les dames exerçant de façon volontaire. On ne trouve donc logiquement ni maquereau, ni esclavagisme moderne dans son ouvrage même si ces aspects inacceptables de la pratique ne sont évidemment pas niés par l’auteur.
Vous connaissez désormais assez ma ritournelle pour que je puisse me permettre de vous servir sans préambule les mots qui ont le plus affriolé mes synapses sur la première page des Nuits jaunes :
- froid
- anxieuse
- reflet
- miroir
- homme
- lèvres contractées
- confronter
Je confesse que l’entrée en matière très chaste au point d’en être feutrée de Sabrina Paladino m’a pris au dépourvu. Il se dégage en effet de son style ouvragé – j’y ai senti une influence claire du dix-neuvième siècle – une sorte poésie fine et souvent triste qui m’a immédiatement évoqué un tableau de maître aux tons pastels. Car son roman est une tresse à trois branches. Mademoiselle Paladino y mêle en effet harmonieusement à son étude de la prostitution (le cœur du texte) une réflexion sur la vie de couple, mais aussi une introspection à la limite du psychanalytique au sujet de ses troubles alimentaires.
Le personnage principal de Chiara ressemble à une équilibriste perchée à la croisée deux mondes irréconciliables. D’abord un univers intérieur assez infernal et glacial dans lequel elle parvient avec difficulté à accepter les formes naturelles de son propre corps. Chiara y fuit son reflet, tente de se cacher sous des vêtements amples et, d’une certaine façon, s’y déteste.
Mademoiselle Paladino nous décrit avec maestria et un esthétisme tout-à-fait ravageur l’aspect profondément pathologique et anxiogène du trouble alimentaire. On frémit presque avec Chiara à la vue de la moindre rondeur ! Cette partie du livre m’a particulièrement plu et touché, car j’ai moi-même connu une camarade de classe atteinte d’anorexie au collège. Je me suis d’ailleurs rendu compte en lisant Les Nuits jaunes à quel point j’avais sous-estimé la mécanique insidieuse de ce genre d’afflictions, notamment sur la manière dont elles fleurissent dans l’âme de leurs victimes. Mademoiselle Paladino offre justement une scène onirique terrifiante, mais ô combien éclairante à ce sujet. Je ne la déflorerai pas, mais elle constitue à mon sens l’un des sommets quelque peu cachés du livre.
Viennent ensuite les recherches de Chiara au sujet de la prostitution. Leur externalité sert de contre-poids au chaos intérieur dont souffre le personnage, ce qui explique peut-être la raison pour laquelle elle les mène avec une telle obsession. Mademoiselle Paladino exploite en tout cas ce contraste avec ingéniosité. Car si les prostituées qu’elle étudie et qu’elle rencontre – et même leurs clients – sont normalement vus comme des « créatures » de marge, des femmes et des hommes que la société tolère sans vouloir vraiment les regarder en face, le simple fait qu’ils constituent pour Chiara une source d’apaisement, de concentration, et même d’admiration les remet littérairement au centre de la table.
Cette structure reflète d’ailleurs parfaitement le projet de Sabrina Paladino. Elle désire ainsi nous montrer toute la réalité de ces femmes en abattant la barrière symbolique de ténèbres qui sépare la figure négative de la pute des icônes lumineuses de la mère et de l’épouse. Si elle y parvient incontestablement, je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir quelque peu aveuglé par le déchirement abrupt de ce voile.
Car je ne crois pas qu’il soit illégitime de se demander si cette marginalité hypocrite dans laquelle sont enfermées par la société les filles de joies n’a pas au moins certaines raisons d’être. Peut-être ai-je gardé des vestiges de mon éducation catholique, à moins que mes années d’enseignement de l’ikébana ne soient à blâmer, mais je persiste à penser que certaines fleurs ou beautés particulières ont besoin d’une part d’ombre pour pouvoir éclore pleinement.
En tant qu’homme ayant fréquenté moi-même les bordels, je peux confesser qu’il me semble difficile de s’y rendre en imaginant les anges qui y exercent comme des êtres en tout point ordinaires… et pourtant elles le sont évidemment aussi. Se pourrait-il alors que le désir masculin nécessite pour s’épanouir une certaine théâtralisation ? On dit souvent que notre genre est lâche, et c’est peut-être vrai.
Quoi que vous pensiez du sujet, la trajectoire de Chiara guidée par les mains expertes de Mademoiselle Paladino nourrira votre réflexion. Elle vous donnera en plus du grain à moudre non seulement au sujet de la prostitution, mais vous renseignera aussi sur le rapport au corps et sur le désir ou son absence.
Il est à noter également que Chiara trouve un certain équilibre au fil des pages, jusqu’à parvenir à améliorer sa vie de couple en s’acceptant elle-même. Mademoiselle Paladino nous enseigne donc par la trajectoire ascendante de son personnage à quel point il est impossible d’externaliser son amour sans commencer d’abord par s’apprécier soi-même.
En lisant Les Nuits jaunes, vous découvrirez sans aucun doute si votre âme tend à plonger vers les océans de l’ambiguïté et du non dit ou si elle préfère au contraire s’envoler vers les pics de la clarté et de la parole libre. Et c’est là tout ce que le lecteur même le plus exigeant peut désirer d’un ouvrage.