Démence et arrière-monde
Candice Laine
par Anixa Carrie
Je croise la route de la plupart de mes lectures un peu au hasard. Si elles me déçoivent plus communément qu’elles m’enchantent, il ne m’arrive finalement qu’à de très rares occasions de me prendre un auteur exceptionnel sur le coin du museau. Mon critère pour établir la grandeur d’un écrivain donné est très simple sans pourtant avoir grand lien avec l’idée qu’on se fait généralement du chef-d’œuvre : je recherche en effet prioritairement, et c’est peut-être le défaut de tout auteur qui lit, des textes diamétralement opposés à ceux que je suis capable de produire moi-même.
J’ai immédiatement perçu en découvrant le style à la fois dense, complètement cinglé et débordant de références pop d’Halloweed, une courte nouvelle d’Anixa Carrie qui envoie du très lourd dans le premier volume du recueil Trente-et-un/Dix, une intelligence malicieuse et infernale digne des plus noirs séraphins des mots.
Je voudrais évidemment vous en écrire plus sur cette première découverte, mais elle n’est pas l’objet de la présente recension. Car Anixa Carrie a fait le bonheur de ses lecteurs en récidivant avec cette-fois une énorme gâterie de 310 pages intitulée de façon éponyme avec le prénom et le nom de son personnage principal : j’ai nommé la volcanique et très loquace Candice Laine !
Vous l’aurez deviné, c’est à elle que je désire consacrer la présente bafouille. Précisons toutefois avant de commencer que je prévois de rédiger bientôt un petit quelque chose à propos des deux volumes que comptent actuellement la série Trente-et-un/Dix. J’en profiterai évidemment pour revenir en détails sur Halloweed. Pour l’heure, place à cette chère Candice.
La première page de son histoire s’ouvre avec notamment les mots suivants (pour ceux qui se demandent pourquoi j’établis ce genre de liste, ma réponse se trouve dans une précédente recension :
- l’amour
- blog porno
- plaisir malsain
- machine à fantasme
- cerveau pute
- pixel
- rêves
- chatte
Ce qui marque d’abord dans cet ovni littéraire réside moins dans le mélange entre la virtualité du site libertin sur lequel Candice se livre corps et âme à des inconnus et sa réalité quotidienne que dans le monde flottant, coloré et plein de sexe que la plume d’Anixa Carrie fait naître dans le « cerveau-pute » de son héroïne.
Car Candice Laine a perdu une part de son intégrité depuis une agression. Ce traumatisme originel l’a en effet transformée en une série de miroirs fracturés. C’est d’ailleurs précisément cet état de dissolution presque totale qui la fait briller avec une telle intensité.
De ses fêlures innombrables – dont on ne connaît pas d’ailleurs l’origine avec certitude, Anixa nous ballottant avec génie entre addiction aux drogues, la fameuse agression et une nymphomanie qui ferait passer Cléopâtre pour une bonne-sœur – émanent un torrent magnifiquement diarrhéique de mots partagés avec sa patronne (Candice est fleuriste), son psychiatre, et même son propre cerveau dans un jeu littéraire de dédoublement particulièrement savoureux. Candice, qui ne semble pas tout-à-fait maîtresse d’elle-même malgré une intelligence redoutable, dialogue ainsi tant avec son entourage qu’avec elle-même.
Son cerveau, un peu fatigué de ses conneries, et son minou dont la ville entière semble vouloir se repaître, lui parlent sans cesse. Nous découvrons au fil de ces dialogues en dents de scie particulièrement bien sculptés par Monsieur Carrie – ils ont parfois aussi lieu entre Candice et ses godemichets innombrables – une série excellemment ficelée de personnages comme ses parents ultra chill, ou son dealer, un protagoniste parfait qui s’assombrit au fil des pages. Il passe en effet du statut de banlieusard gentillet à celui de gangster endurci, même si Anixa Carrie réussit le tour de force de lui faire conserver tout au long du récit sa bouffonnerie originelle évoquant un rat.
Au-delà de la lubricité toujours plus forte qui dévore progressivement Candice Laine, l’amour le plus fou et le plus pur se débat aussi au fil des pages, des pleurs et des réconciliations dont Monsieur Carrie nous régale. Candice vit en effet une sorte d’idylle avec une femme, même si la tentation de la tromper viendra la tancer plus d’une fois, comme elle le fait d’ailleurs avec « papa Laine ».
Toutefois, et cela m’a énormément plus, il émane de cette histoire d’amour une pâleur douce au point d’en devenir presque timide – pas sexuellement, je vous rassure, mais certainement au niveau sentimental – si on la compare au passé de strip-teaseuse complètement délurée de Candice, mais aussi à toute la ville qui semble en ébullition constante. En fait, je n’ai pas trouvé dans ce roman de décors au sens classique du terme. Non, tout dans Candice Laine pulse, vit… les bâtiments y semblent veinés, chaque ruelle électrique… les néons brillent, mais même lorsqu’ils sont éteints leurs lumières refusent obstinément de mourir. Comme si ce monde fait de bric et de broc ne voulait tout simplement pas se terminer.
Je n’ai moi non plus pas eu envie de voir ce roman se refermer sur mes mains tant il m’a tenu en haleine.
Toutefois, je me suis demandé souvent le pourquoi derrière l’univers de Mademoiselle Laine. N’était-il qu’un effet des nombreuses drogues dont elle se goinfre du début à la fin de l’histoire ? À vous de le découvrir. Et puis, alors que les mots s’égrainaient sous mes yeux captivés page après page, l’empire biologique déréglé de Candice, la princesse toujours mouillée, commença à se vider progressivement de sa substance… Alors que beaucoup de personnages en disparaissaient, d’autres les remplaçaient et semblaient faire rétrécir tout son microcosme…
Plus notre héroïne se masturbait et plus elle se droguait pour garder à flot sa galaxie survoltée, plus les portes lui étant offertes pour se sortir d’elle-même semblaient se refermer derrière elle. À ce stade, je me suis alors demandé si son fameux « cerveau-pute » n’était pas définitivement en train de se noyer dans ses propres délires.
Enfin, en refermant la dernière page heureuse mais ambivalente du livre, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander qui de Candice, de sa petite vulve bavarde et imberbe ou de son cerveau embrumé avait réellement eu le dernier mot dans la danse somptueuse qu’exercèrent ses démences avec cet arrière-monde urbain si beau et tellement plein d’évanescences qu’Anixa Carrie eut la bonté d’offrir au monde.