Abhorrions Flairant

Un De profundis pour l’inconscient

Que la nuit soit douce

par Miriam Heurtée

Si beaucoup de textes font jouir intensément leurs lecteurs en plus de les informer, très peu parviennent à les gifler en pleine figure avec assez de grâce pour élever leurs esprits. Je n’ai pas honte d’avouer que l’ouvrage de Miriam Heurtée m’a rendu moins con au sujet des abus sexuels.

Dans Que la nuit soit douce Mademoiselle Heurtée relate avec clarté et structure les étapes épineuses d’un chemin de croix psychologique effrayant. Elle décrit en effet à son lectorat la déchirure progressive du coton protecteur et nécessairement cachottier de son amnésie traumatique, et ce des années après qu’une série de viols subis dans sa jeunesse l’ai privée d’une partie de sa mémoire pour la protéger de leur terrifiante réalité.

Protection contre vérité : tout l’enjeu de ce livre balance entre ces deux pôles assez irréconciliables. Mademoiselle Heurtée m’a fait prendre conscience de la nature particulièrement insidieuse des plaies qu’un violeur laisse dans l’esprit, et je dirais même jusque dans l’âme, de sa victime. Ces dégâts à priori invisibles dépassent presque en horreur les dommages physiques immédiats du crime car ils piègent la victime sur le long terme.

Cette mécanique d’enfermement est implacable. Mademoiselle Heurtée l’explique avec une précision telle qu’elle serait esthétique si le sujet n’était pas aussi grave. Elle nous montre jusqu’au moindre détail comment son cerveau trop jeune pour appréhender ce qu’il subissait réprima à la place dans son inconscient la mémoire physique du sévice que les mains criminelles de son prédateur lui imposaient.

Toutefois, et c’est là que l’atrocité paradoxale de l’amnésie traumatique atteint son apex, cette bulle pleine de pus, cette infection horrible ne disparaît pas complètement. Elle reste présente aux lisières de la conscience de Mademoiselle Heurtée comme une ombre brûlante, presque un démon à l’affût affleurant à la surface de son âme pour lui pourrir la vie année après année par diverses manifestions.

C’est la raison pour laquelle les nuits de profanation de son innocence que vécut Mademoiselle Heurtée ne s’arrêtèrent jamais réellement pour elle. Parfois, l’outrage subi s’est incarné par une prise de poids soudaine, d’autres par des crises d’angoisse apparemment inexplicables, d’autres encore par une dysfonction sexuelle malgré l’amour et la patience de son partenaire du moment.

Bref, Mademoiselle Heurtée nous explique le double-effet de ce non-dit, de cet espace vide creusé en elle par son viol comme un sillon indélébile. Si il lui a certes permis de survivre, il lui a aussi, jusqu’à ce qu’il se dévoile enfin à la lumière, interdit toute vie. Mademoiselle Heurtée aura vécu des années en suspension à cause de ce qu’un monstre s’autorisa nuit après nuit à infliger à une enfant.

Je me suis souvent demandé à la lecture comment une situation aussi révoltante put se produire dans un cadre familial pourtant assez sain par ailleurs. Mademoiselle Heurtée, non contente d’analyser les mécaniques internes des conséquences d’un viol, répond également à cette question. Elle rappelle à juste titre l’épaisseur hallucinante que peut revêtir le manteau du déni face à de telles situations… il n’y a pas en effet plus aveugle que celui qui ne veut pas voir.

J’avoue que la lecture de ce livre, par son sujet et non à cause de sa forme, me fut tellement difficile que j’ai pensé plus d’une fois à ne pas aller jusqu’au bout. Je suis toutefois heureux d’avoir persévéré, ne serais-je que pour avoir découvert que Mademoiselle Heurtée a triomphé par son existence continuée même, de son diable. Une question me brûle toutefois le bulbe depuis que j’ai refermé la dernière page de cet ouvrage.

Je me demande encore et encore comment l’auteur parvient à conserver un tel détachement face à sa situation. Si on sent bien sûr de la colère au fil de l’écriture, c’est une approche rationnelle et quasi scientifique qui prévaut largement dans la manière avec laquelle Mademoiselle Heurtée traite sa blessure fondamentale.

Ceci va sans doute paraître vain au regard du sujet, mais je tiens tout de même à préciser que ce livre est aussi un objet d’une beauté particulière tant sa maquette est bien pensée. On y trouve en effet enchâssé avant chaque chapitre un détail agrandi et à chaque fois différent de l’image de couverture rouge et noire. Ces couleurs rappellent à la fois la souffrance de l’auteur, l’injustice subie, mais aussi le côté affreusement subreptice inhérent à tout viol.

À chaque fois que je repense au destin de Mademoiselle Heurtée, les mots s’éteignent dans ma tête. Je vous laisse donc avec une poignée des siens glanés comme toujours en première page :