Komatsuna et mukade
Missive au maître des carrousels souillés
Cher Lulu,
J’ai souvent mentionné ici la sortie prochaine de mon premier bouquin. Vous savez bien de quel ouvrage je parle : ce livre qui, sous couvert de pétales et de cul, vous est si complètement consacré. Le bouquin même que vous me murmurâtes tantôt de brûler, parfois d’écrire, et si souvent d’oublier.
Vous serez ravi d’apprendre que l’encre en est désormais parfaitement sèche. Mes dernières modifications ayant été transmises à mon éditeur fin août, je vis depuis dans cette lande étrangement contemplative qui sépare la phase de création littéraire de la publication.
Même si mes mots ne m’appartiennent donc déjà plus tout à fait, ils n’ont toutefois pas encore été déflorés par les yeux (que j’espère pervers) de mes futurs lecteurs non plus. Pourtant, c’est peut-être maintenant que mes phrases me ressemblent paradoxalement le plus. Car c’est avec une synchronicité parfaite qu’elles comme moi errons en suspension dans vos limbes d’incertitude et d’anticipation.
Je sais bien que vous ne pouvez pas ne pas me mentir, mais m’avouerez-vous au moins que notre état de délabrement fébrile fait bander votre sexe tout en lame de rasoir, Cher Ami Rouge ? Permettez-moi en tout cas d’interpréter dans ce sens la facétie insectoïde, débordante de malice et gorgée de poison que vous m’envoyassiez hier soir.
Elle révéla son secret écœurant jusqu’à en devenir délicieux à mon regard terrifié au moment précis où je m’apprêtais à déchirer la dernière feuille du Komatsuna que je préparais pour souper. Quel génie de votre part, Grand Serpent, que d’y avoir glissé un mukade !
L’exacte même espèce de chilopode empoisonné dont je relate dans mes pages comment vous le déchaînâtes jadis si horriblement contre moi au cours de cette fameuse nuit de débauche passée en votre incomparable compagnie sur le mont Horoku.
Contrairement à notre première rencontre, toutefois, la créature retint cette-fois sa morsure. Elle se contenta à la place, avant que je ne l’assassine aux ciseaux et à l’eau bouillante, de promener innocemment ses mille pattes le long de mon avant-bras tremblant.
Alors, Monsieur Lulu, je vous le demande. Cette bestiole incongrue que j’aurais pu si facilement avaler signifie-t-elle autre chose que le scellement du contrat que la sortie de mon livre semble devoir nouer avec vous ?
J’attends avec une impatience toute renouvelée le jour de ma mort pour connaître votre réponse.
Jusque là, que vos carrousels et les miens continuent à tournoyer sur eux-mêmes de leurs gigues les plus fanées.
Bien à vous,
B.F. ROHR