Abhorrions Flairant

Une encre si féroce

Ou, un moment exquis de Jeong

Du haut de son mètre quarante-cinq, Maîtresse Terazawa m’évoqua souvent la silhouette d’une poupée. Aucune de ses leçons rigoureuses ne passa sans que ses quatre-vingts-quatorze ans minassent à chaque instant ses os délicats comme autant de termites dévorant un bois de leur voracité terrifiante.

Pas une fois, pourtant, ne détectai-je le moindre affaissement sur le corps ridé de cette calligraphe d’exception. Embaumée dans son kimono, elle m’enseigna le secret des encres malgré ses souffrances et par-delà le mal qui la rongeait depuis tant d’années.

Ses mains n’imprimèrent jamais non plus le moindre tremblement involontaire à son pinceau. Des heures durant, elle me montrait en me narrant sa trop longue vie comment tracer correctement un idéogramme après l’autre. Son sourire presque imperceptible, à la limite d’une respiration de jeune enfant agonisante, répondait toujours à mes gaucheries innombrables avec la plus infinie délicatesse.

Petit à petit, la douce férule de Maîtresse Terazawa m’enseigna comment doser exactement dans les poils épais de mon pinceau le flot d’encre juste nécessaire pour ne pas engorger les fibres délicates du washi.

– Il n’est pas parfaitement blanc et pourtant si vierge, Maîtresse. eus-je l’audace de lui faire remarquer un jour à propos de ce papier à la pâleur douce si incomparable, alors que je m’évertuais à y tracer les caractères pour « loyauté ».

– En 1945, mon mari s’est immolé avec ses hommes plutôt que de capituler devant l’avancée ennemie à Formose, me répondit-elle instantanément sans une trace d’émotion dans la voix.

En entendant ses mots percer mes tympans comme des sabres, je plongeai pour un instant sacrilège mes yeux au fond de ses prunelles encore si aiguisées. Y bouillaient les encres les plus superbement furieuses que l’on puisse imaginer. En leur cœur plus sombre que la nuit, Monsieur Terazawa s’y consumait sans une larme aux côtés de ses soldats, tremblant simplement de bonheur à l’idée que son épouse ne serait pas déshonorée par ses pairs grâce à son sacrifice irréprochable.

Sans comprendre pourquoi, je sus en rebaissant mes yeux vers mon ouvrage, les mots que mes lèvres devaient former.

– Il n’était pas particulièrement courageux et pourtant si fidèle. remarquai-je instinctivement en terminant sans y penser de tracer mes caractères. Pour la première fois, Maîtresse Terazawa n’eut pas besoin de me sourire car aucune erreur n’entachait ma feuille. À la place, une larme coula sur ma joue gauche pendant qu’une autre ornait la sienne.

Lorsqu’ils se mêlèrent à nos encres et au washi, nos pleurs synchrones scellèrent peut-être ainsi la communion incassable qui venait de naître entre nous. Car Maîtresse Terazawa me donna à voir ce jour-là un aperçu particulièrement intime de ces brasiers nippons qui aiguillonnèrent jadis si frénétiquement toute l’Asie de leur fanatisme pur.

Notes