Abhorrions Flairant

De la voie des shamans et des limites de la raison

Vers le monde bleu

par Guy Bordin

Guy Bordin débute son ouvrage fort mystérieusement intitulé Vers le monde bleu avec un champ lexical très géographique, mais il saupoudre aussi sa prose précise, quasi universitaire par moments, d’une couche de sucres ténébreux assez goûtus pour faire palpiter d’appétit jusqu’aux palais littéraires les plus raffinés.

J’ai ainsi retenu (vous connaissez désormais ma fixette des expressions glanées en première page) les termes suivants avant de poursuivre ma lecture :

Je peux désormais affirmer que Monsieur Bordin annonçait clairement la couleur, tout en nous réservant une sacrée surprise ! Car Vers le monde bleu ne nous amène dans l’hémisphère austral suggéré ci-dessus qu’après un long détour initiatique du narrateur sur les terres de l’alter ego boréal.

Il nous relate en effet à la première personne le périple de ce professeur d’histoire-géo passionné d’ethnologie entre l’Est de la France et l’archipel, non moins français que la métropole elle-même, de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Un passage par le Grand Nord que Monsieur Bordin nous présente très habilement comme une sorte d’initiation indispensable pour préparer son narrateur, homme initialement trop rationnel pour se risquer comme une bouteille à la mer, à ce Grand Sud qui lui dévore pourtant le cœur et les tripes depuis sa plus sa tendre enfance.

L’histoire fait ainsi éclore en deux fleurs magnifiquement tressées l’une à l’autre les graines que le destin semble avoir semées dans l’âme du narrateur : sa quête d’amour, d’une part, combinée à sa soif pour ces fameuses « contrées de désolation », d’autre part.

Pourquoi ces terres seraient-elles donc si ravagées ? Le professeur faisant office d’ethnologue nous l’apprend au travers d’une enquête menée à l’aide de ses amants, sur lesquels je reviendrai en détail. On découvre ainsi décrite avec maestria au fil des pages, non sans une certaine stupeur, l’horrible trajectoire que connurent tant les peuples autochtones Béothuk que Mi’kmaw à partir de la période coloniale.

Encore que les Mi’kmaq (oui, c’est bien la forme plurielle) s’en sortent marginalement mieux, puisqu’ils subsistent à l’heure actuelle. Guy Bordin nous rappelle que les infortunés Béothuks, eux, s’éteignirent avec leur dernière représentante Shanawdithit, renommée opportunément Nancy April par ces chers Anglais après qu’ils l’eurent enlevée ... pour son plus grand bien, nous préciserait sans doute aujourd’hui un Éric Zemmour !

Soyons toutefois clairs : Vers le monde bleu est un ouvrage bien plus subtil qu’un simple pamphlet anti-colonial maquillé sous les oripeaux de la fiction. Car Monsieur Bordin, en faisant naître la quête effrénée d’anciennes poupées béothuks qui anime ses personnages concomitamment à la rencontre amoureuse entre son narrateur et Jacques, un professeur de sport dans le même lycée que lui, établit un lien incassable entre passé et présent, permettant aussi une incarnation presque palpable des derniers fantômes de ce peuple mort ou, pour être précis, sacrifié par de si bons chrétiens.

L’homosexualité que le narrateur s’autorise enfin à pratiquer après son arrivée à Saint-Pierre-et-Miquelon en constitue l’exemple le plus haut. En effet, plus il tombe amoureux et découvre les plaisirs de la chair, parfois seul avec Jacques, parfois à plusieurs au cours de petites orgies, et plus l’enquête progresse, mais plus aussi les Béothuks prennent corps. À tel point qu’on parvient presque à distinguer leurs silhouettes suppliciées sur les landes enneignées et les kilomètres superbes de paysages divers qui naissent sous la plume merveilleusement érudite de Guy Bordin.

Sauf que la dernière des Béothuks n’est plus. Contrairement à Shanawdithit, toutefois, la rationalité dont se corsète le narrateur avec tant de férocité a pour sa part plus de mal à se dissoudre dans les vents de l’archipel michelonnais. Au point de lui faire douter, malgré son amour fou pour Jacques et son absence obstinée d’incertitudes, de l’existence même des introuvables poupées.

Voilà d’ailleurs une autre grande force de ce roman passionnant. Guy Bordin parvient, par son prisme ethnlolgique, à libérer très progressivement son personnage du carcan oppresseur que lui impose sa foi absolue du doute rationnel. Par le sexe également, mais aussi bien sûr par l’amour, l’histoire et la géographie enfin, le narrateur suit une sorte de parcours d’initiation shamanique (je ne trouve pas de meilleur terme) dont il ignore lui-même le sens profond, tout en découvrant piane-piane sa pertinence incontestable.

Ce processus de transformation du narrateur – peut-être faudrait plutôt parler de réalisation de lui-même ? – culminera avec l’apparition dans sa vie du personnage inoubliable de Paul : un fils du peuple Mi’kmaw doué pour la fellation presque autant que pour l’onirisme, et doté de surcroit d’un coup de pinceau à toute épreuve.

Je ne dévoilerai rien de plus ici quant au destin véritable de ces fameuses poupées que tous les personnages recherchent avec un tel acharnement, si ce n’est mon interprétation de ce qu’elles symbolisent dans l’univers ethno-amoureux foisonnant de culture que nous offre à lire Monsieur Bordin.

Car les poupées béothuks, avatars d’un passé révolu mais qui ne doit en aucun cas s’oublier, importent moins à mon sens que les esprits qu’elles insufflent aux divers personnages de l’auteur et, à travers eux, aux lecteurs eux-mêmes. Comme tout bon fétiche, elles leur permettent de réenchanter leurs désirs véritables en leur donnant un sens immédiat que la raison seule serait bien incapable de trouver par elle-même.

En un mot comme en mille, la quête des poupées fait renaître chez les personnages leur propre sens de leur destin. Et dans un monde qui n’y croit plus, on ne peut rien vouloir de plus.

Je vous abandonne avec mon passage favori de ce livre à dévorer de toute urgence, lu lové au cœur de la nuit nipponne :