Abhorrions Flairant

Du suintement exquis des balafres

L’Affaire Pénélope Marsh

par Anixa Carrie

De tous les auteurs contemporains que j’ai lus, très peu savent inoculer avec plus d’art qu’Anixa Carrie cette dose de folie totalement pure si recherchée par tout lecteur. Je vous avais déjà parlé de ce chirurgien du verbe à l’occasion de ma revue de son premier roman, intitulé sobrement du seul patronyme de son héroïne : j’ai nommé Candice Laine. Si vous êtes trop paresseux ou pressés pour explorer ma chronique précédente, en voici l’essentiel en deux phrases :

Mademoiselle Laine m’avait tout bonnement laissé à poil sur le bord de la route. Oui, nu comme au premier jour, et complètement envoûté par la luxuriance si jubilatoire de ses pensées vitesse lumière. Et pourtant, Lucifer (Lulu pour les intimes) sait à quel point je suis peu susceptible de m’amouracher du premier ouvrage venu. Je ne sus toutefois pas résister bien longtemps à la merveilleuse placticité des dialogues internes que cette très chère Candice entretient presque constamment avec son si drolatique « cerveau-pute » et son minou tout au long du bouquin.

Arrêtez tout ! Je vous entends d’ici : « Tu avais dit deux...»

Je plaide coupable de mensonge ! J’avoue avoir percé la capote de papa-phrase pour faire pondre un mioche à maman-phrase. Bon d’accord, peut-être même deux, je vous l’acccorde, mais vous n’allez pas pinailler non plus, bande de vaches ! Car bordel, Candice Laine méritait bien que je fasse accoucher maman-phrase d’un petit paragraphe à sa gloire.

J’ai de plus découvert, non – je le confesse volontiers – sans quelques frissons de plaisir, que Monsieur Carrie remettait le couvert en matière de monologues internes dans L’Affaire Pénélope Marsh. Le terme monologue est d’ailleurs peut-être abusif puisque ladite Pénélope partage sa caboche enfumée avec non une seule, mais pas moins de quatre voix vociférantes. Cette ambïguité non tranchée entre dialogue et monologue intérieur fonde d’ailleurs en partie l’histoire de ce roman en ce qu’elle pose une question cruciale. Anixa Carrie pousse en effet constamment ses lecteurs à douter de la véracité du point de vue porté sur la réalité physique par la psychose en pleine éclosion de son personnage principal.

On suit ainsi au fil des pages la même exacte oscillation terrible que celle du pendule sur lequel semble tourner en bourrique Mademoiselle Marsh. Monsieur Carrie nous empale cruellement sur ses mêmes aiguilles affûtées qui transpercent l’esprit embrumé de Pénélope. Impossible donc – autant pour elle que pour le lecteur – de déterminer avec certitude si les fameuses voix qui la torturent tout en la transformant en tueuse redoutablement efficace sont séparées les unes des autres, si elles sont même réelles et non plutôt le produit d’une personnalité fissurée de traumatismes divers.

Vous l’aurez compris, Monsieur Carrie éclaire toute son histoire au prisme de la folie de Pénélope. La belle ténébreuse, aussi intelligente que l’était Candice Laine, sautille ainsi d’ombre en meurtre dans une assez large de zone rurale au volant de sa Dodge d’occasion. Ce véhicule possède d’ailleurs une sorte d’âme et se révèle aussi fidèle que le plus hargneux des chiens de chasse. Nous y reviendrons, tant cette bagnole géniale pulse au creux de l’histoire comme un cœur crachotant au bord de l’infarctus.

Si Pénélope apparaît donc comme une narratrice peu fiable (disons narratrice-Jeanne-d’Arc pour accentuer son côté princesse guerrière), elle en devient d’autant plus poétique. Car le réel vu par ses yeux, voire réécrit directement par sa cervelle soumise à l’obsession constante de devoir purger le monde de ses êtres les plus vicieux un assassinat après l’autre, déborde de joyaux plus chatoyants de terreurs variées les uns que les autres.

De la magnificence paradoxale d’un parking sordide à la splendeur infâme d’un marécage boueux ou de la mystique d’une nuit d’encre déchirée par les phares couleur pisse de la Dodge à la pâleur cruelle de réveils difficiles sous un soleil traître, Anixa Carrie nous emporte pour transformer avec le regard de Pénélope chaque lieu visité, chaque victime vidée de son sang et de ses viscères, et même jusqu’à la dernière respiration, en autant de rubis souffrants avec une maîtrise stylistique consommée.

Le rythme à tambour battant du récit ne laisse toutefois pas le temps de s’ennuyer, et il vous faudra donc une attention toute particulière pour ne pas rater la densité esthétique hallucinante de ce roman. À l’image de Pénélope elle-même qui joue constamment contre la montre en tentant d’échapper aux autorités, Anixa Carrie force son lectorat à s’accrocher comme il peut aux parois métalliques vrombissantes de la Dodge, ce vaisseau infernal qui tantôt berce Mademoiselle Marsh, et tantôt la propulse vers ses prochains crimes inévitables.

Sans trop déflorer les secrets du livre, on découvre assez vite une nature à la fois double, mais aussi extrêmement déséquilibrée chez l’héroïne. On discerne d’abord, et de façon très dominante, une psychopathie furieuse profondément enracinée en elle et incarnée par les quatre voix qui la guident sur les sentiers du mal depuis ses treize ans. Toutefois, et c’est là l’une des plus grandes forces du récit, Anixa nous esquisse peu à peu l’émergence d’une autre Mademoiselle Marsh, certains diront la vraie. Cette-dernière questionne la pertinence de son épopée mortifère, tente même de s’en détourner par moments en recherchant ce qui a bien pu déclencher l’océan de merde et de massacre dans lequel elle patauge désormais nuit après nuit. Cette Pénélope-là, par ailleurs moins imperméable aux sentiments, ira même jusqu’à résister à ses démons intérieurs face à l’amour naissant d’une étudiante paumée rencontrée au hasard de ses pérégrinations.

Un amour néanmoins impossible, et bien sûr étouffé dans l’œuf par Pénélope-la-furie... Car même si Mademoiselle Marsh trouvera finalement un moyen d’affaiblir l’emprise des voix, elle n’en reste pas moins un trou noir, une boule de rage électrique affamée par les fluides sales des vicieux qu’elle croit devoir libérer par la mort. Sa mission la dévore de ses feux non tellement par amour du crime pour le crime, mais par besoin de continuer à nier farouchement une horreur vécue.

Je n’en dirai pas plus à ce sujet : jetez-vous donc sur l’ouvrage pour en comprendre la mécanique.

Revenons-en à la fidèle Dodge. Cette bagnole d’occasion est à Pénélope Marsh exactement ce que fut la ville à Candice Laine. À savoir, deux extensions mentales de la personnalité hors-norme de ces deux femmes ou, autrement dit, des canevas psychiques pour leurs esprits enfiévrés. Anixa Carrie nous montre ainsi comment une part de l’âme entachée d’hémoglobine de Pénélope fusionne avec les métaux de son carrosse, s’immisce dans les huiles bouillantes de son moteur, s’enroule autour de son volant, et s’incruste finalement à ses banquettes avec la même ténacité que le sang séché du cadavre de ses victimes.

Au point que la Dodge prend des allures quasi vampiriques. Pénélope fond en elle pour devenir à son tour une extension de cette machine de mort pilotée par les voix. Le monde se réduit ainsi souvent à l’habitacle de la Dodge pour que Pénélope puisse continuer à fuir son passé par le meurtre. Car cette voiture lui permet de poursuivre son avancée sur les chemins de sa croisade absurde contre l’impur et le vice, tout en l’y enfonçant irrémédiablement un peu plus avec chaque nouvel acte de barbarie commis.

Voilà justement pourquoi les nombreuses similitudes entre Pénélope et Candice n’effacent pas leur différence fondamentale. Car là où la seconde parvient à détricoter progressivement son pénitencier mental (sa ville se vide de page en page), Pénélope a pour sa part scellé son destin par les sceaux définitifs du sang versé. On me dira que la fin de ces deux personnages splendides se ressemble néanmoins beaucoup, au moins en surface. C’est vrai, mais je considère néanmoins l’impression d’une Candice en phase de libération et d’une Pénélope en descente provisoirement freinée bien plus plausible. Cette certitude de leur divergence de trajectoire en fin de parcours s’est en effet gravée en moi de manière indélébile dès la dernière page tournée, sans que je sois capable de l’expliquer complètement. Peut-être ai-je tout simplement l’esprit mal tourné ?

Quoi qu’il en soit, l’intelligence diablement intense d’Anixa Carrie ne permet aucune certitude... Le lecteur n’échappe jamais au point de vue interne de Pénélope, ni d’ailleurs à celui de Candice. Il est donc impossible de saisir le réel avec une fermeté suffisante pour pouvoir affirmer quoi que ce soit de manière catégorique, tant dans un livre que dans l’autre. Alors qui sait, il n’est pas impossible non plus que Candice et Pénélope, voire Anixa lui-même ne forment ensemble qu’une sorte de Janus mutant à trois faces – un triptyque permettant d’explorer en profondeur les puits de la folie. Ces derniers ressemblent aux enfers eux-mêmes de ce point de vue-là : ils restent pour toujours aussi infinis qu’indéfinissables.

Reste à conclure avec la petite tradition qui caractérise mes revues depuis le début de ce site. Pensiez-vous que j’avais oublié ? Voici donc les mots marquants que j’ai retenus en première page :

Comme souvent, je constate rétrospectivement à quel point ils résument précisément L’Affaire Pénélope Marsh. Contrairement à Candice, qui représentait une certaine lumière onirique dans un monde objectivement assez affreux, Pénélope incarne pour sa part une nappe de ténèbres dans un monde relativement moins repoussant qu’elle ne le voudrait. Candice et Pénélope me semblent donc constituer ensemble les deux faces d’une seule et même pièce : un côté pile dressant ses lames contre le cancer du mal, un côté face le réduisant par une chimiothérapie à base de sexe et d’amour.

Voilà d’ailleurs le dernier point que j’aimerais souligner : si Candice la lubrique baisait et mouillait pour conjurer le sort, Pénélope l’asexuée tue pour assouvir ses pulsions. Je me garderai bien, toutefois, de décider à votre place quelle substance entre le sang et la cyprine offre les plus grandes propriétés rédemptrices.

Ma seule certitude : les balafres dessinées en mots par Anixa Carrie suintent toujours, pour leur part, d’un élixir duquel on ne peut se passer longtemps.

Je vous laisse avec mon paragraphe préféré, lu par moi dans l’air tranchant d’une matinée d’hiver japonaise.